mardi 15 juin 2010

Absence et Présence

Il y avait ce vide en elle qui n’appelait plus aucun plein, cette indifférence aux évènements, un gouffre. D’elle, il ne retenait rien d’autre que cette évanescence angoissante. Des heures qu’elle était face à lui, nue dans une impudeur nonchalante. Parfois, sur son visage, passait une ombre furtive et blessée. Elle semblait s’agripper à quelques limbes, un souvenir. Alors, sa tête basculait en arrière, elle fermait les yeux et tentait d’oublier. C’était comme une ritournelle, une ritournelle de peine.
Lui était là muet face à sa toile blanche. Il attendait une prise à laquelle se raccrocher. Son regard caressait le corps immobile et lorsque son souffle s’accélérait, devenait court, doucement il posait ses mains sur son pantalon. Il se concentrait et sentait les pieds de sa chaise ancrés sur le parquet, sur sa droite ses toiles, sur sa gauche, la bibliothèque.
Il ne savait plus ce qui était réel.

C’était pour te tuer, tuer ce qu’il y restait de toi en moi : ces quelques choses que tu avais oubliées, ton souffle sur ma peau. C’était un cri silencieux. Il devait tenir au loin l’angoisse qui m’envahit à l’approche de Morphée, cette haine rampante à l’odeur métallique. C’était un risque, un de ceux par lesquels –à nouveau- on se sent vivre. Malgré cela, dans ma bouche : le goût amer d’un élan brisé. J’ai suivi un inconnu, un peintre. Il avait ses yeux sur mon corps transparent. Son regard m’a ancré. Il m’a rattaché à la terre et à l’existence sensible.

Il l’avait découverte face au nu jaune de Bonnard. Debout et droite, elle semblait absorber la chaleur des tons : elle aspirait à se fondre dans cette esthétique irréelle. C’était une étrange perspective : lui la fixant, elle concentrée. Ils étaient restés longuement ainsi. Elle est là désormais, nue. Il perçoit la toute petite fille blessée, celle qui tremble d’avoir été abandonnée. Elle le désarme.
Le peintre ne pourrait deviner la photo dans la poche de la jeune femme. Il ne connait pas le contact froid du papier glacé sur sa peau. C’est une image qui dit son manque, l’absence. C’était surtout la représentation d’une promesse tacite : une des nombreuses qui n’auront pas été tenues. Sur cette photo : deux jeunes gens sont blottis l’un contre l’autre. Ils sont heureux et sourient. Ils regardent dans la même direction.




Souviens-toi de ces jours passés, ceux qui me firent renaitre. Souviens-toi de cette nuit douce et moite, de l’été naissant, du bruit dans le café, les rires puis l’échappée. Il y a avait la ville à nos pieds et ses lumières dans l’obscurité. Les heures avaient un goût sucré comme ton corps contre le mien. Je me déshabille devant un inconnu. Il ne cligne pas de ses grands yeux clairs et a cet air sérieux que tu aurais moqué. C’est une poignée de terre lancée sur ce qui n’est plus. Tu étais de ceux qui doivent partir pour devenir. Je sais ta soif, elle dépassait la mienne. Je me perdais dedans et en redemandais. Tu es parti.

Il cherchait le juste regard ou ce qu’il estimait comme tel. Il cherchait la distance, celle qu’il affichait devant ses modèles. C’était le constat d’un échec, il n’y parvenait. C’était cette alchimie de fragilité de et de force, ce sentiment de sacrifice mystique.
Elle est là. Trois mots pour une étrange évidence : une de celles qui méritent d’être énoncées. Elle est là et cette présence interroge et émeut l’artiste. Il sent qu’elle n’est pas là par hasard, que c’est le fruit d’une histoire qui le dépasse, d’une histoire banale. Il n’a jamais cru au hasard : c’est ce besoin inexplicable de trouver du sens.

Longtemps, je me suis méfiée de mon corps. Je préférais l’univers façonné par mes pensées. J’allais légère, au fil de mon imagination, découvrant des saveurs inconnues et enivrantes. Il y avait aussi ce dégoût pour les rondeurs nouvelles, pour un développement que je ne pouvais maîtriser. Avec toi, j’ai découvert mon corps. Tu as été ce pont étrange entre moi et moi.

Elle est belle, d’une beauté un peu étrange. Elle le fait penser à l’une des femmes peintes par Klimt, blanches et rondes. L’artiste -il s’appelle Paul en hommage à Verlaine- va commencer. Mais avant, il doit croire un peu au sens de son art. Il peint pour retenir le temps qui passe et emporte tout, pour lutter contre l’abîme du temps révolu. C’est aussi l’expression de son « je », un « je » unique qui, en chaque instant, se choisit.



Tu es parti. A mon tour j’ai pris une décision : la plus grave de ma vie. Il y eut tout d’abord l’expérience de la vulnérabilité et de la souffrance, une de celle qui prend au corps et au cœur. Puis vint la découverte inespérée d’une vie ancrée dans mes profondeurs, au fond du puits, qui soudain jaillit. J’ai senti ma force, d’elle tu étais étranger, je me suis plongée dans ma douleur et enfin je l’ai acceptée. Je me suis éveillée : le soleil brillait. J’étais debout face à la peine et l’absence. J’ai su que j’allais vivre et j’ai souri.

C’est une étrange histoire par laquelle tout recommence, par laquelle nos deux héros choisissent la vie. Il aurait pu en être autrement. Paul aurait pu refuser de créer, reposer son pinceau, submergé par la crainte. Anna, c’est ainsi qu’on la nomme, aurait pu refuser d’avancer. Mais elle avait décidé d’habiter sa solitude et de redevenir intime avec elle-même. Il est face à elle et peint désormais. Les minutes sont pleines de son attention et de son regard.

Il y a dans ses yeux bleus, cette indulgence qui t’était étrangère, une tendresse. Alors, je ris de ces heures passées à t’aimer, à avoir soif de tes mots, de cette douleur latente, toujours à sens unique puis de la lente remontée. Je ris de cette obsession de ne rien vouloir laisser paraître, de toutes ces personnes que pendant si longtemps je n’ai plus vues obnubilée par cet amour égoïste. Je ris, folle, sans maîtrise ni conscience. Je ris de peur de pleurer. Et finalement, pour la première fois, larmes viennent, amères et salées. Alors, doucement il s’approche. Je sens ses bras autour de moi. Je suis toute petite fille ; blottie. Oui, serre-moi. Serre-moi parce que nous sommes seuls, que j’en meurs mais que nos solitudes sont voisines.

Il la berce longtemps. Il ne comprend pas mais n’est pas de ceux qui parlent. Les mots sont limités : il n’en n’existe pas assez pour dire la singularité de chaque émotion ou de chaque pensée. Sa simple présence est bien davantage, et il n’a que cela, Anna le sait et savoure la chaleur de ce jeune homme qui se contente d’être là, sans crainte. Il lui est familier ; elle se reconnait un peu en lui.
Il se lève tandis qu’Anna se rhabille, soudain légèrement gênée par sa nudité. C’est qu’elle lui a montré beaucoup, bien au-delà de son simple corps. Paul a été chercher une boule d’argile qu’il lui dépose dans les mains.

Elle est fraîche, humide sous ma peau. Il me dit que, peut être, je pourrais en faire quelque chose. Et moi je ne sais pas. Assise, je la caresse longtemps puis la malaxe plus vigoureusement. Mes doigts s’enfoncent dans la glaise molle, j’ajoute un peu d’eau, la lisse. Je pense alors qu’elle ressemble à mon existence. Je l’éprouve sans savoir le chemin à suivre, ni quelle allure lui donner. Pourtant peu à peu, sous mes mains, elle prend forme. Je me façonne.

Anna revient poser pour Paul dans leur bulle de lumière. Un jour d’été, il a fini. Lorsqu’il lui dévoile le tableau, la jeune femme tremble un peu. Elle ne sait ce qu’elle craint le plus, découvrir ce que l’artiste a vu d’elle ou voir ces lentes heures prendre fin. Et face à elle, tout à coup, il n’y a que cette explosion de couleurs et cette femme –elle- avec dans les yeux une lueur d’espoir. C’est ce que lui propose Paul, une vision d’elle-même où la force transparait, où de la douleur jaillit un bonheur transcendant qui emporte tout : celui de vivre.
Alors, elle le regarde et lui prend la main. C’est un pas. Qui sait peut être qu’un autre suivra.

(Pour Marion B.)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire